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POUR UNE ETUDE DES DEFINITIONS DE L’ESPACE ARTISTIQUE ET LITTERAIRE DU « SUD »
(18-19 JANVIER 2018, Ecole normale supérieure, Paris)

Journée d’études et de discussion organisée par Béatrice Joyeux-Prunel et Roland Béhar

École normale supérieure (DHTA et LILA), avec l’appui de l’Institut des Amériques

ARGUMENTAIRE

Comment définir, aujourd’hui, un discours artistique ou littéraire propre au Sud, que celui-ci soit américain, africain, océanien ou asiatique ?

Dans le cas des lettres, la difficulté est accrue du fait que la littérature s’exprime bien souvent dans l’une des langues précisément refusées par le processus de la décolonisation : français, anglais, espagnol, portugais, mais qui sont devenues en même temps, au fil des siècles, les langues véhiculaires des régions en question. Pour les arts comme pour les lettres, critiques et historiens commencent à percevoir les contradictions d’une démarche qui intégrerait les « Suds » à un canon défini dans le Nord, tout comme la nécessité d’une étude spécifique des diasporas dans l’étude des « Suds », et celle de l’importance des cultures marginales internes aux pays de l’Atlantique-nord, souvent qualifiées elles-mêmes de « sud dans le nord ».

Le problème est également celui du découpage géographique, qui est en ultime instance la question de l’échelle à laquelle la définition d’un espace de discours sera homogène. Peut-on parler d’ensembles en fonction de la langue ? de francophonie ? de lusophonie ? Peut-on parler de sous-continents, comme lorsqu’on nomme – selon une construction européenne – Amérique latine ce qui n’est en réalité que la désignation par défaut de la partie de l’Amérique distincte des États-Unis et du Canada ? Quelles autres lignes de définition envisager ? Autrement dit : le concept, et le découpage géographique de l’Amérique latine, par exemple, permettent-ils de définir un continuum discursif approprié à la réalité désignée ? Développé au cours du XIXe siècle, dans un aller-retour idéologique entre France et Amérique latine, la notion d’« Amérique latine » semble avoir eu son utilité jusqu’à la fin du XXe siècle, même si des essais plus récents en viennent à considérer que cette notion est elle-même caduque. En littérature, en particulier, s’il a pu y être question d’un boom latino-américain, celui-ci ne sera peut-être plus qu’une mode passagère. Le rapport entre langues indigènes et langues d’origine européenne demande lui-même à être redéfini. Quant aux arts, les musées sortent de même d’un engouement pour l’art « latino- américain » qui n’a pas suffisamment creusé ses propres raisons – une malléabilité des œuvres produites par des artistes passés par l’Europe, et une disponibilité des œuvres liée justement à leur circulation transatlantique depuis le début du XXe siècle.

Parler du Sud, et non de mondes latino-américains, sub-sahariens, méditerranéens, océaniens, ou autres, c’est affirmer une volonté politique de décrire autrement la réalité des pays qui, n’appartenant pas à un domaine nord-atlantique – Europe et États-Unis –, s’inscrivent néanmoins dans une relation avec ceux-ci, tout comme, même si dans une moindre mesure, la Chine, le monde musulman ou l’Inde. C’est aussi souvent accepter implicitement le rejet des dominations « occidentales », au risque de la caricature, mais non sans raisons, tout en faisant le jeu, pour l’art contemporain d’une grande vague décoloniale qui à force d’être célébrée risque de perdre sa force critique.

Les découpages en jeu sont souvent de nature politique, et posent bien des problèmes. L’histoire des revues d’avant-garde et des expositions d’art, tout au long du XXe siècle, en garde le témoignage. S’il est certain que Sur (1931-1966) fut créée par Victoria Ocampo dans une volonté de proposer, depuis Buenos Aires, une revue à visée mondiale répondant à la Nouvelle Revue Française ou à la Revista de Occidente, d’autres suivirent qui alternèrent beaucoup plus le canon esthétique occidental avec des revendications inscrites plus localement. Tel fut le cas de Martín Fierro (1924- 1927), du Boletín Tikikaka (1926-1930), d’Orígenes (1944-1956), à Cuba, ou de Vuelta (1976-1998), au Mexique. On a vu régulièrement depuis 1955 le même type d’hésitation dans la création de biennales, de l’Amérique du Sud à l’Afrique et au Moyen Orient, où la stratégie d’internationalisation était parfois revue au profit d’une politique régionale, voire régionaliste, visant à ne montrer que des artistes issus des Suds, au risque d’inclure des diasporas bien éloignées pour « être au niveau » des standards esthétiques internationaux. La revue, les foires du livre et les expositions d’art, comme événements collectifs intégrateurs de la diversité des tendances et des géographies, peuvent se comprendre comme des émanations encore européennes d’une manière principalement euro-centrée de comprendre et d’écrire les dynamiques littéraires et artistiques.

Tout en abordant les enjeux et les limites d’un discours artistique et littéraire sur « le Sud », ces rencontres doivent permettre d’aborder la question au prisme de la création elle-même.

Parler d’un Sud essentiellement opposé au Nord a été avant tout le fait, au cours du XXe siècle, d’une rhétorique marxiste et anticolonialiste, qui voyait dans le Sud le prolétariat du monde opprimé par le Nord. Mais en littérature, le débat s’est cristallisé autour d’une figure de fiction, Caliban, dont les déclinaisons ne sont pas toujours compatibles. Depuis le « drame philosophique » Caliban (1878) de Renan, ce personnage shakespearien s’opposant dans La Tempête à Ariel et à Prospero a souvent servi de symbole du matérialisme, de la classe ouvrière ou des peuples colonisés, en Amérique ou en Afrique. Nombreux ont été les auteurs à construire, à partir de l’évocation de Caliban, leur discours sur la place qui revenait selon eux aux lettres, aux arts, à la pensée de leur pays. Si Ruben Darío et José Enrique Rodó, à l’orée du XXe siècle, voyaient encore dans la figure de Caliban un symbole du matérialisme alors jugé typique des États-Unis, auquel la rénovation spirituelle d’une Amérique « latine » devait s’opposer, le personnage fut rapidement approprié par la pensée marxiste. Tel fut le cas, dans des configurations historiques et idéologiques certes différentes entre elles, d’Aníbal Ponce ou de Roberto Fernández Retamar, dans le monde latino-américain, de Frantz Fanon ou d’Aimé Césaire, dans l’espace francophone – où ils répondirent avec véhémence aux vues d’Octave Mannoni qui repoussait la figure du colonisé dans le masochisme –, ou de Nkem Nwanko et Ngugi wa Thiong’o, dans l’Afrique anglophone, qui débattent longuement de ce peut signifier de parler de « Shakespeare en Afrique » (C. Zabus, Tempests after Shakespeare, 2002). Du côté des arts, moderne et contemporain surtout, aucune enquête transversale n’a encore été faite sur les motifs et les manières plastiques ou les pratiques performatives qui permettent de signifier le Sud dans la pratique artistique, alors que cette enquête iconologique est faite pour l’africanité et semble évidente à propos de la figure de « l’anthropophage » par exemple.

Parler de la diversité des enjeux et des traditions de ce Sud qui peine à se définir autrement que comme le Sud d’un Nord colonialiste signifie aussi s’intéresser à la diversité des dispositifs discursifs existants. À l’Amérique latine théoriquement indépendante depuis deux siècles, et porteuse d’une réflexion sur la question depuis le XIXe siècle, s’oppose une Afrique à l’indépendance plus récente et souvent dans une rupture plus franche avec le passé. L’hétérogénéité des discours et, partant, des découpages géographiques et des échelles auxquelles il devient possible d’avoir une vue qui ne soit pas uniquement locale, devient l’objet de multiples considérations récentes. Les outils mêmes de ces considérations varient considérablement selon les aires géographiques. Aux notions et aux découpages plus proprement littéraires et artistiques employés par les uns, qui émanent d’une conception « nord-atlantique » et plus sophisticated des lettres et des beaux-arts, s’opposent des démarches dérivant davantage des sciences humaines, de la sociologie, de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Quel dialogue peut-on penser, cependant, entre ces disciplines et ces approches ? Ce sont souvent les mêmes références, postcoloniales et décoloniales, qui sont convoquées. C’est la raison principale pour laquelle nous voulons faire discuter, pour ces journées, des spécialistes de littérature et des historiens de l’art.

Les études des rapports « entre les Suds », ou South-South, qui se développent dans le cadre d’une vision rénovée du Global South – nouvelle manière de désigner, et donc de comprendre, le Tiers Monde –, semblent être une voie récente d’explorer autrement la problématique ici décrite. Nos rencontres doivent faire une place importante à ces approches. Elles ne sont elles-mêmes que la version culturelle la plus récente d’une question politique majeure, celle de la South-South Cooperation (SSC), dont le projet peut remonter à la Conférence de Bandung (1958) mais dont la mise en œuvre date des années 1990, dans le contexte international de la mondialisation de l’après-Guerre froide. Elles s’inscrivent cependant souvent dans une prise de distance avec une interprétation ambiante caricaturale des problématiques postcoloniale et décoloniale, qui considère par blocs des réalités plus complexes (dominants/ dominés), et se nourrissent tant des problématiques de l’histoire connectée et transnationale ou translocale et des transferts culturels, que de celles d’une approche matérielle de l’art et des littératures (identification des acteurs, matérialité des objets circulants) qui, sortant d’une conception parfois idéalisée du texte et de l’image, semblent mieux à même d’aider à comprendre ce qui se joue dans les relations entre les Sud, incluant ou non les Nords.

Comment, ainsi, comprendre et décrire les productions artistiques et littéraires depuis une perspective qui ne serait pas déterminée par une quelconque dialectique entre centre et périphérie, entre métropole et colonie, entre Prospero, Ariel et Caliban, entre langue européenne et langue extra-européenne ? Parallèlement à l’importance de la matérialité des objets, la langue, ce dernier critère de distinction, dont la réflexion sur les littératures ne saurait complètement se dégager, affecte également d’autres domaines artistiques, si l’on considère qu’une langue n’est pas seulement un ensemble linguistique, mais aussi une manière symbolique d’organiser le monde. La langue porte en elle-même la définition de certaines modalités discursives qui lui sont propres – tels les genres littéraires – qui, transposées d’une langue à l’autre, maintiennent l’influence de la première sur la seconde, et c’est ainsi que le « Sud » continue à s’inscrire dans une relation au « Nord » lorsqu’il s’approprie des formes d’expression propres à celui-ci. Relation qui est en même temps nécessaire, puisque le « Sud » s’inscrit dans de multiples langues, et non seulement dans les langues dites « indigènes », du quichua au kikuyu. C’est ainsi que la réflexion récente sur la « littérature-monde », inspirée à la fois à la notion de « Tout-monde » d’Édouard Glissant et à la Weltliteratur d’inspiration goethéenne (Damrosh, Siskind, Muller/Gras), cherche à répondre aux limites constatées à l’emploi de la notion de « francophonie » qui impose, avec une violence symbolique assez sournoise, une centralisation politique et culturelle traditionnelle sur l’études des littératures du Sud. Ce mouvement répond, dans le domaine français, aux théories de Pascale Casanova sur la « République mondiale des lettres », par ailleurs critiquée pour son francocentrisme depuis bien d’autres horizons. Un bon exemple en est la critique portée contre elle au nom d’une littérature réellement comparée par Daniel Link depuis Buenos Aires (Link, « Tres negritos…», 2014).

Les démarches tendant à décrire ces phénomènes depuis des catégories extérieures aux champs littéraires et artistiques, telles l’histoire transnationale, la sociologie ou l’anthropologie, parviennent évidemment plus aisément à développer une vision d’ensemble de la situation. Le défi consiste, au-delà du bilan bibliographique ou théorique et de l’échange des points de vue, à développer une méthode, ou du moins des outils propres aux lettres et aux arts – si tant est que ces catégories, considérées de manière autonome, aient encore un sens propre dans le « Sud ». À ce titre, et telle serait l’ambition de notre rencontre, il sera extrêmement fructueux de faire dialoguer les études littéraires et l’histoire de l’art autour de cette question, afin de savoir selon quels découpages, dans quelles dynamiques, et avec quels outils, on peut parler, aujourd’hui et d’une manière globale, des textes et des œuvres d’art produits en Amérique, en Afrique ou en Asie – dans les Suds.

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Les deux journées ont pour objectif de créer un groupe international de réflexion autour du problème du « Sud », groupe pour l’heure restreint et constitué sur invitations, mais susceptible d’être amplifié et diversifié si les discussions portent tous les fruits qu’on en espère.

La réflexion se fera par un système de partage de textes dans lequel chaque intervenant disposera de 20 minutes de temps de parole pour discuter d’une notion ou d’un texte qui lui semble important dans ses propres recherches sur la question. Ces 20 minutes seront suivies de 20 minutes de discussion animée par un discutant, la discussion étant aussi importante que l’exposé initial.

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